Il y a un risque réel à parler d’Habib Faye, de son parcours, de son talent, de son génie et de son rôle avant-gardiste dans son art : celui d’être sûr de ne jamais pouvoir en dire assez sur la contribution exceptionnelle qui a été la sienne au grand livre de l’histoire de la musique au Sénégal. Nous parlons là du plus grand instrumentiste que ce pays ait connu, celui qui a créé la plus belle osmose avec son instrument, faisant corps avec lui, le domptant et le dominant. De la même manière que, sur un projet de construction, l’architecte dessine les plans, définit les contours de l’infrastructure, Habib Faye, pour ce qui concerne la musique, a posé de manière indélébile des empreintes pionnières…
Le plus avec Habib, c’est que ces empreintes – que de nombreux mélomanes, même parmi les plus avertis, ont découvertes à son décès – sont inversement proportionnelles à la discrétion et à l’humilité – celles des grands – dont il a fait montre tout au long de son riche parcours. Il ne se forçait pas en se lançant dans des solos bruyants. Il ne se glorifiait de rien, se limitant à créer et à laisser la guitare basse et les claviers être l’expression de son génie. Mohamed Sow, comme inspiré, porté et habité par l’aimant affectif et émotionnel qui le lie à ce musicien qui jouait, au propre comme au figuré, sur une autre planète, offre en sourdine des morceaux sur lesquels le bassiste fait apprécier son doigté et sa maestria. C’est simple : quand on parle d’un génie, le risque est grand d’être porté par la grâce. Quoique, c’est très clair dans le ton, Sow n’en touche qu’une infime partie.
Pour qui connaît le parcours du musicien et sa soif d’apprendre, rien de surprenant. Dans un entretien accordé à l’Agence de Presse sénégalaise en 2014, le musicien et muséologue Ousmane Sow Huchard dit Soléya Mama, membre fondateur en 1970 du groupe Waato Sita, évoquait « l’intérêt précoce » d’Habib Faye pour la musique, rappelant que le gamin faisait partie d’un groupe qui suivait régulièrement les répétitions du groupe. « Habib Faye était l’ami du petit frère d’André Lô qui jouait avec moi. Quand on répétait, Habib Faye, âgé de 3 ou 4 ans à l’époque, s’asseyait par terre. Il suçait le pouce comme cela, s’est souvenu Huchard, en mimant un geste. Il nous regardait jouer. »
On perçoit, dans ce témoignage de Soléya Mama, la « soif d’apprendre » dont parle Mohamed Sow. Mais cela ne suffisait pas. Il a fallu un travail acharné et méticuleux – il est vrai facilité par une flamme singulière – pour se hisser au niveau auquel on le voyait déjà se mettre lorsque, en 1985, il pose sur le titre Bekkoor cette ligne de basse que l’on n’avait alors jamais entendue sur un disque. A ce moment précis, on sentait qu’avec sa touche révolutionnaire, le mballax avait résolument pris son virage…
Plus généralement, on peut dire sans risque de se tromper qu’Habib Faye et ses frères Adama – surtout lui ! – et Lamine ont posé les fondations et construit l’édifice centrale de ce qui se tient lieu encore aujourd’hui de colonne vertébrale à la musique populaire sénégalaise. Youssou Ndour a alors raison de dire qu’Habib est « l’architecte de la musique du Super Etoile ». Et quand on rapporte cette appréciation à la famille du bassiste, on peut dire qu’il est le maître d’une ligne et l’élève d’une classe dont l’artisan-pédagogue reste Adama Faye. Cela, Mohamed Sow nous le dit. Avec amour, justesse et pudeur…
Dakar, le 23 janvier 2020