Ma cadette vient de partir, je traverse le perron d’un pas lourd, je suis fatiguée, je commence à sentir le poids des ans. Debout dans le salon, je repense à cette soirée. Celle de mon anniversaire. J’ai fêté mes soixante années, entourée des miens. Tous mes enfants étaient réunis avec leurs conjoints et leurs enfants.
Il y avait Atoumane, sa femme Claire et leurs deux enfants, Tabara, son mari Ousmane et leurs trois enfants, Aïcha et son mari Thierno, Malick, sa femme Assia et leur fils et Adji, ma cadette.
Quelle belle surprise, ils m’ont faite. La maison a été emplie, à nouveau, le temps d’une soirée, de rires d’enfants, de cris, de discussion entre adultes, de regards amoureux, interceptés au moment où ils pensaient que je regardais ailleurs. Aïcha me semble préoccupée ces temps-ci… Elle avait la mine grave des mauvais jours. Faudra que je vois comment aborder le sujet avec elle. Thierno est venu se plaindre plus tôt dans la journée.
La fête est terminée, ils sont tous rentrés chez eux. Les enfants commençaient à s’endormir et certainement qu’ils étaient aussi pressés de se retrouver dans leur “chez eux”. Je les comprends, ma cadette, la seule à ne pas encore être mariée et qui vit ses derniers jours à la maison, est partie finir la soirée en boite. Dans une semaine, je serai toute seule à la maison, elle s’est trouvée un joli petit appartement et je suis heureuse de la voir s’envoler de ses propres ailes, même si je m’inquiète pour elle. Que vont dire les gens? Une femme seule, pas mariée, quittant le domicile de ses parents pour se prendre un appartement. Il paraitrait que je me préoccupe trop du regard des autres. Que sommes-nous sans les autres? Nous vivons dans une société avec ses codes et ses règles, mêmes si ceux-ci deviennent de plus en plus incompréhensibles pour moi. Pourra-t-elle trouver un mari ? Ne sera-t-elle pas jugée de mœurs légères ? Quand suis-je devenue aussi vieux jeu ?
Toute perdue dans mes pensées, je ne me rends pas compte que je me suis arrêtée devant le miroir. Que le temps est peu clément ! Le miroir me renvoie une image bien peu flatteuse de moi, est-ce bien moi ? Cette dame avec son grand châle sur les épaules ressemble plus à ma mère qu’à moi. Quand est ce que cette ride est-elle apparue, et ce menton qui tombe, c’est bien le mien et dire que j’ai été autre fois si belle et si jeune. Croquant la vie à pleine dents. J’avais beau avoir fait des études, trouvé un bon travail, mon père se faisait un honneur de m’amener au bureau tous les matins et de venir me chercher à la sortie tous les soirs. Ma mère disait que la place d’une fille était auprès de sa mère et pas dans les rues de Dakar à chercher je ne sais quoi à n’importe quelle heure. Timis équivalait à minuit pour elle. Les rares fois où j’avais le droit d’aller à un bal, il fallait que ce soit dans le quartier, je la trouvais dehors entrain de m’attendre, je devais rentrer à la maison avant Timis. Heureusement qu’elle n’est plus là pour voir Adji sortir et rentrer à la maison à 5h du matin. Elle secouerait la tête en me disant Doòm ju jigeen defay gaàtt tank, took ci peggu ndeyam ba sey jëleeko fa…man de nonu laala yare (La place d’une fille est auprès de sa mère, attendant qu’un homme vienne l’y trouver pour en faire son épouse, je t’ai éduquée de cette manière). Que Dieu ait pitié de leurs âmes, j’espère avoir été une mère à la hauteur pour mes enfants.
Je me souviens encore de ma rencontre avec Moustapha, lors de l’un de ces fameux bals, j’ai l’impression que c’était hier, j’avais 24 ans lui 30, les 25 années qui ont suivi ont été pur enchantement, il m’a donné 5 beaux enfants et a été le compagnon idéal pour moi (Sourires). Je ne préfère garder que les bons souvenirs, car nous avons pu ensemble nous relever à chaque crise, d’où qu’elle venait. J’ai eu de la chance. Enormément de chance, contrairement à toutes celles qui avaient dû divorcer en cours de route. Dieu m’en a épargnée. Je n’ai jamais pensé finir ma vie seule. Jamais. Je suis une éternelle romantique, j’ai toujours imaginé que nous mourrions ensemble. Sa mort m’a laissée un goût d’inachevé, et j’ai vécu en suspens. Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en relever. 10 années sont passées maintenant, je m’arrête devant la photo de famille avec l’impression qu’elle est récente.
Les premières années ont été très dures. Je me suis sentie seule, tellement seule. J’ai eu peur que ma vie se résume à cela, le restant de mes jours. Me coucher seule tous les soirs, n’avoir personne avec qui discuter, rire, ou pleurer, ne pas avoir une oreille distraite, auprès de laquelle je viendrai déverser mes frustrations quotidiennes. De n’avoir personne à qui parler de mes inquiétudes, sur le fait qu’Adji ne semble pas bien pressée de se marier. Personne qui va me serrer dans ses bras et me dire que malgré le poids des ans je reste toujours la plus belle. Je suis d’un autre temps. Je ne suis pas de celles qui n’ont pas besoin d’un homme dans leur vie. J’ai besoin de quelqu’un avec qui partager ce qui me reste de vie
Que va en penser Tabara ? de tous mes enfants c’est à elle que je pense le plus. Comment va-t-elle prendre cette nouvelle ? Elle ressemble tellement à Moustapha. Même caractère bien trempé, et ce même sourire… Mariée l’année de la disparition de son père, elle est aujourd’hui mère de trois enfants. Elle a assuré son rôle de chef de famille au pied levé à mes côtés et auprès de ses frères et sœurs, pendant que moi je m’enlisais et restais cloitrée dans ma douleur. Partout, où je cherchais Moustapha, elle était présente. Combien de fois a-t-elle essuyé mes larmes, quand seule dans l’intimité de ma chambre, je pleurais. Combien de fois m’a-t-elle ramenée à Dieu, quand j’implorais qu’Il le fasse revenir. Elle a délaissé des mois entiers son foyer pour venir s’occuper de moi. Jamais, elle ne pourra accepter que je puisse refaire ma vie. Comment lui expliquer, qu’il ne s’agit en aucun de le remplacer, mais de trouver un compagnon à mes vieux jours. Comment lui faire comprendre que je ne conçois pas ma vie terminée à soixante ans. Comment lui faire comprendre que j’ai aussi besoin de sentir mon cœur battre à nouveau pour quelqu’un. Comment lui faire comprendre que mes journées se ressemblent toutes et mes nuits sont trop longues. Comment faire comprendre à son enfant que nous avons encore des désirs. Rien dans ma culture ou mon éducation ne m’a préparée à cela.
Je viens de raccrocher avec Sidy. Il voulait à nouveau me souhaiter joyeux anniversaire et savoir comment cela s’est passé avec les enfants.
Sidy est parfait, nous nous sommes rencontrés lors d’un voyage à Fes offert par les enfants, lors du dernier ramadan. Un mois entier passé dans cette ville mythique, entre visites touristiques et recueillement spirituel. Tabara avait prévu de m’accompagner craignant que je ne me sente seule, elle a dû annuler pour des raisons professionnelles au dernier moment. Heureusement qu’elle n’est pas venue, je souris à cette évocation.
J’avais décidé ce soir-là, de prier à la mosquée Karawiyine, contrairement à mon groupe qui, tous les jours, priait à la Zawiya Cheikh Ahmed Tijani. Je voulais voir autre chose, associer culte religieux à visite touristique. Considérée comme la plus belle mosquée de Fes, la mosquée Karawiyine a la particularité d’avoir été fondée par une femme. Et rien que cela vaut le détour. Je n’ai pas été déçue, elle est magnifique !
Véritable moment de grâce et de communion pour moi. Je n’en suis ressortie qu’après la dernière prière avec un sentiment d’apaisement indescriptible. Je racontais ce moment à Tabara au téléphone, en wolof, lui disant qu’elle devait vivre cette expérience et que nous devions refaire ce voyage ensemble l’année prochaine. En raccrochant, je croisais le regard de cet homme pour la première fois, souriant. Venu, tout comme moi prier, il avait entendu ma conversation téléphonique et s’excusait de son indiscrétion, mais voulait absolument me dire qu’il avait eu exactement le même sentiment.
Je lui répondais gentiment sans plus, ne me rendant pas compte que son pas avait emboîté le mien et que nous dirigions sans nous en rendre vers l’avenue Hassan II, appelée par les marocains les Champs-Elysées. La conversation glissait fluidement, j’appris ainsi qu’il avait été longtemps malade et avait dû venir se faire soigner au Maroc, le Sénégal n’ayant pas l’équipement nécessaire pour traiter son mal. Son dernier rendez-vous avec son médecin marocain, effectué 2 semaines plus tôt ne décelait plus aucune trace de sa maladie, il en avait profité pour venir à Fes se recueillir. J’appris ainsi, aussi qu’il avait divorcé depuis 5 ans, son couple avait sombré après 20 ans de vie commune. Il s’était marié tard, préoccupé par sa carrière, et avait plus passé son temps à assurer le confort matériel des siens, que leur bien-être. Sa femme, lasse d’être mariée à un courant d’air, aussi riche soit-il, était partie. Elle avait rencontré quelqu’un d’autre pendant que lui était tout le temps entre deux avions.
Les rues de Fes étaient particulièrement animées en ce soir de fin de ramadan. Les terrasses remplies. Quelle ambiance ! Rien à voir avec le Sénégal où tout le monde était pressé de rompre le jeûn pour aller se coucher le plus rapidement possible. Le Ramadan est vécu au Sénégal comme une période de punition, contrairement aux pays maghrébins. Nous nous sommes racontés nos vies en une soirée, et avons été surpris de constater qu’il était déjà 4h du matin. Nous n’avions pas senti le temps passer. Cela faisait longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Moi, qui me couchais avec les poules, être debout jusqu’à 4h du matin, je n’avais plus rien à reprocher à Adji. Je me sentais revivre, j’avais l’impression d’être à nouveau réhydratée. J’avais longtemps était assoiffée, nous avons échangé nos numéros et il m’avait raccompagnée au Riad Fes où j’étais descendue. Les jours qui ont suivi m’ont donné l’impression de retrouver mes 20 ans. Nous nous retrouvions tous les soirs à la mosquée et dinions ensuite ensemble. C’était devenu notre rituel, nous ne rentrions à nos riads respectifs qu’au petit matin. Ma date de retour au Sénégal est arrivée bien trop vite à mon goût. Nous nous sommes promis de garde le contact une fois à Dakar. Il devait rentrer une semaine plus tard.
La réalité m’a vite rattrapée une fois à Dakar. Les filles se sont rendues compte que j’étais beaucoup plus épanouie, mais ont mis cela sur le compte du pèlerinage. Je n’ai pas osé les dédire. A Fes, nous étions hors du temps, à Dakar, nous étions chez nous et je vivais avec ma cadette, je me voyais mal accueillir un homme chez moi. Il n’existait pas de cadre où nous pouvions nous retrouver hors de la maison.
J’avais des beaux-fils et des belles-filles, qui eux-mêmes avaient des familles, que penseraient-il de moi et de mes enfants s’ils me rencontraient dehors avec un homme qui de surcroît n’est pas mon mari. Je me dois d’être irréprochable. Nous avons dû espacer nos rencontres et je me retrouvais à nouveau dans la situation d’une adolescente cachant à ses parents le fait qu’elle avait un petit ami. Sauf qu’en ce qui me concernait mes parents n’étaient plus depuis longtemps et ceux pour lesquels je me préoccupais étaient mes enfants. Drôle de problème ! Au bout d’un an d’appels téléphoniques et de rencontres sporadiques, Sidy avait décidé que nous devrions nous marier une bonne fois pour en finir, il n’en pouvait plus de cette partie de cache-cache et considérait avoir dépassé l’âge de jouer à ce jeu. Je me retrouvais prise de court, n’ayant jamais envisagé dire aux enfants un jour que j’allais me remarier. Je voulais refaire ma vie avec lui. C’était indéniable. Je ne savais juste pas comment annoncer cela. Atoumane serait content pour moi et se contentera de me dire que c’est ma vie, j’en fais ce que je veux. Aicha, je ne pense pas que ça l’intéresse réellement. Adji va en rire, ce qui aura le don de me mettre mal à l’aise. Malick et Tabara, auront l’impression d’une trahison à la mémoire de leur père. Quoique Malick commence à se rendre compte que je ne peux et ne veux en aucun cas finir seule. Mais Tabara, que ferai-je d’elle ?
Je lui parlerai à elle d’abord demain et demanderai à Sidy de la rencontrer en premier.

Auteure, podcasteuse, sénégalaise. Je suis passionnée d’écriture et je traite essentiellement de sujets autour de notre perception de l’autre, du jugement, des violences ordinaires… J’ai un premier recueil de nouvelles publié en 2018 que vous pourrez trouver ici… J’ai créé du Kokalam en 2017. Année après année, il continue de grandir.
Huuum…Mba bi amna suite rek? J’espère bien que oui! Belle plume Masha Allah!
RBD, tu veux que les autres viennent me taper ici aussi. Il n’y a pas de suite pour le moment
Je vais appeler tous les autres niou sott leu nak! lol! C’est que c’est tellement neex! Bravo en tout cas, on se régale par ici 😉
Loool, khaaral que je parte en courant