Ma cadette vient de partir, je traverse le perron d’un pas lourd, je suis fatiguée, je commence à sentir le poids des ans. Debout dans le salon, je repense à cette soirée. Celle de mon anniversaire, j’ai fêté mes soixante années entourée des miens; tous mes enfants étaient réunis avec leurs conjoints et leurs enfants.
Atoumane était là avec sa femme Claire et leurs deux enfants. Tabara, son mari Ousmane et leurs trois enfants. Aïcha et son mari Thierno. Malick, sa femme Assia et leur fils. Et Adji.
Quelle belle surprise ! La maison a été emplie à nouveau le temps d’une soirée de rires d’enfants, de cris, de discussion entre adultes, de regards amoureux, interceptés au moment où ils pensaient que je regardais ailleurs.
Aïcha me semble préoccupée ces temps-ci… Avec sa tête des mauvais jours. Comment aborder le sujet avec elle? Thierno est venu me voir plus tôt dans la journée pour se plaindre à son propos.
Aïcha souhaite divorcer. Quelle idée ! Je ne sais pas ce qui a pu se passer entre eux. Ça me prend de court, ils m’avaient tout l’air d’être heureux. N’ai-je voulu rien voir ? Ou alors arrive-t-il un moment dans la vie, où nos enfants deviennent des êtres à part entière, sur lesquels nous n’avons plus réellement d’emprise. C’est vrai que cela fait quelque temps que je ne la vois plus beaucoup. Elle semble toujours pressée de raccrocher le téléphone quand je l’appelle. Passant à la maison en coup de vent et prétextant être débordée par le travail.
Avant de partir, elle me serre furtivement, et murmure: « je passe te voir dans la semaine, j’ai besoin de te parler ». Je l’embrasse et presse son bras, sans aucun mot à ajouter.
La fête est terminée, ils sont tous rentrés.
Ils ont tenu à remettre la maison en ordre avant de partir malgré mon refus. Arguant qu’ils me connaissaient assez et que je n’irai pas me coucher sans avoir rendu à la maison son état normal, Adji m’imitant à la perfection, sous les éclats de rire de ses frères et soeurs « xamo fu gann di jogé fekk sa kër mel nun lay xeebé, yàlla na ma yàlla musël si settu ginaar » (Tu n’as pas idée de qui peut débarquer à l’improviste trouvant ta maison dans un certain état. Cela te fera dégringoler dans son estime. La propreté, ce n’est pas seulement en apparence). Le tout dans une bonne humeur et en se chamaillant comme dans le temps… Malick faisait la vaisselle, il s’attelait toujours aux taches ingrates. Tabara et son obsession du rangement me fit sourire, elle s’assurait que tout était au bon endroit. Atoumane et Adji, partisans du moindre effort, avaient décrété leur travail terminé, après avoir débarrassé la table à moitié, Adji se réservant le rôle du pitre de service…
Leurs enfants commençaient à s’endormir et certainement qu’ils étaient aussi pressés de se retrouver dans leur chez eux. Je les comprends. Ma cadette, la seule à ne pas encore être mariée et qui passe ses derniers jours à la maison, est partie finir la soirée en boîte de nuit.
Dans une semaine, je serai toute seule dans cette maison, elle s’est trouvé un joli petit appartement et je suis heureuse de la voir s’envoler de ses propres ailes, même si je m’inquiète pour elle. Elle ne se doute pas que je suis au courant. Que vont dire les gens, une femme seule, pas mariée, quittant le domicile de ses parents pour se prendre un appartement ? Il paraîtrait que je me préoccupe trop du regard des autres. Que sommes-nous sans les autres ? Nous vivons dans une société avec ses codes et ses règles, même si ceux-ci deviennent de plus en plus incompréhensibles pour moi. Pourra-t-elle trouver un mari ? Ne sera-t-elle pas jugée de mœurs légères ? Quand suis-je devenue aussi vieux jeu ?
Toute perdue dans mes pensées, je me rends compte que je me suis arrêtée devant le miroir. Que le temps est inclément ! Le miroir me renvoie une image bien peu flatteuse de moi, est-ce bien moi ? Cette dame avec son grand châle sur les épaules ressemble plus à ma mère qu’à moi. Quand est-ce que cette ride est, elle, apparue? Et ce menton qui tombe, c’est bien le mien? Et dire que j’ai été autrefois si belle et si jeune. Croquant la vie à pleines dents.
Me revient alors l’image de ma mère, peinant à faire du feu avec le charbon trempé par le « laayi » (rosée), les jours de grand froid au nord du Sénégal, pour terminer le riz au poisson bien rouge pour le repas du « xëdd » (Repas du matin du ramadan) durant le mois de ramadan. Je la vois encore avec sa camisole et son musoor sur la tête. Nouée à la va-vite, s’activant, s’empressant,se démultipliant. Nous réveillant, nous, les filles et laissant aux garçons le temps de dormir un peu plus. Rituel immuable. Nous nous levions à tour de rôle la trouvant déjà à pied d’oeuvre. Nous étions houspillés tout le long des préparatifs. Ma mère était convaincue que nous ne serions jamais de bonnes épouses, incapables que nous étions d’allumer un feu. Un matin, Khoudia entre deux bâillements lui a demandé pourquoi pour une fois elle n’avait pas réveillé les garçons pour allumer le feu, elle s’est retournée tout d’un bloc et lui a juste répondu « Goor ag jigeen du nu benn » (Hommes et femmes ne sont pas pareils).
Fin de la discussion.
Année après année, elle n’a jamais servi à son mari un repas réchauffé, elle installait avec soin la natte à même le sol, posait par-dessus la nappe fraîchement amidonnée et repassée; la cuillère de mon père, enroulée dans un torchon; sa timbale en inox, contenant de l’eau puisée du canari dans lequel baignait quelques branches de « cepp » (vétiver) et des graines de « gowé ». Elle était la première debout et la dernière couchée, s’occupant sans relâche d’un homme à qui elle avait voué sa vie, à défaut d’en être réellement amoureuse « jigeen du bëg, dafay miin » (une femme ne tombe pas amoureuse, elle s’habitue). D’aussi loin que je me souvienne, l’avis de mon père l’emportait toujours sur le sien, jamais elle ne lui a tenu tête, jamais elle n’a remis en cause ses décisions. Ma mère le réveillait pile au moment, où il n’avait plus qu’à porter la cuillère à sa bouche; nous étions déjà, garçons comme filles assis au tour du bol, attendant que mon père s’installe pour qu’elle soulève le couvercle. Elle devinait d’instinct et anticipait, le moment où celui-ci poserait sa cuillère, rassasié, souhaitant boire son café. Café qu’elle avait déjà préparé et laissé à réchauffer au-dessus du « andd » (encensoir). Ce fameux « andd » qu’elle posait toujours à côté de mon père pendant le repas pour que ce dernier ne ressente pas le froid, pendant que nous grelottions et qu’elle nous reprochait de ne pas nous habiller plus chaudement…
Je me suis toujours demandée, quels pouvaient être ses rêves, quels pouvaient être ses aspirations, que serait-elle devenue si elle avait été à l’école, ou découvert le monde ??? Ou tout simplement si elle avait été mariée avec un homme qui prenait la peine de l’écouter à défaut de l’entendre. Je n’ai jamais osé lui poser la question. Dans ces rares moments de lucidité ou d’amertume, c’est selon, elle se contentait de lâcher « Bu demb doon tey, ba la may seyy di na ko xool bu baax » (si je pouvais remonter le temps, je réfléchirais à deux fois avant de me marier). Je n’aurai pas d’autres réponses à ce sujet.
Mon père était un homme d’un autre temps pour lequel toutes ces choses étaient normales, je ne pense pas qu’il se soit un jour posé des questions. Contrairement à ma mère, il avait étudié, et je crois que rien que le fait d’être habillé à l’européenne lui donnait un ascendant sur ma mère et octroyait à cette dernière un rang, un statut… Je ne sais pas trop. C’était juste mon héros. Nous avions une relation particulière, j’étais sa première fille et je portais le nom de sa mère.
J’avais beau être diplômée, trouvé un bon travail; il se faisait un point d’honneur de m’amener au bureau tous les matins et de venir me chercher à la sortie tous les soirs. Il était allé jusqu’à demander rendez-vous à mon supérieur pour me confier à ses bons soins. Mon père avait réalisé ses rêves. Étant proche de la retraite, il ne ressentait plus l’empressement dont les plus jeunes peuvent faire preuve. Nous avions grimpé d’un cran dans la hiérarchie sociale locale après son affectation à Dakar avec maison de fonction et voiture. Cela n’a pas eu de grands changements dans le quotidien de ma mère, partagé entre s’occuper de mon père, de nous, de la maison et des innombrables cousins, oncles et tantes de ce dernier. Ils débarquaient sans crier gare et venaient passer des mois entiers, s’ils ne s’installaient pas définitivement, ramenant quelques fois femmes et enfants. Les plus jeunes soeurs de ma mère ont aussi habité la maison, à peine plus âgées que nous. Je me demande encore, comment nous avons pu vivre de cette manière tous entassés les uns sur les autres sans problème et avec un seul revenu…
À l’approche de la retraite, il avait pu acquérir sa maison par le biais de la SICAP et nous avions pu déménager dans un nouveau quartier avec des maisons toutes identiques, construites par le même cabinet d’architecte. Tristement similaires. Nous nous amusions alors à comparer les différences, plus de pièces chez l’un, plus de surface chez l’autre et un étage chez le dernier. Notre cote de popularité dans le quartier était fonction de ces critères.
Et pourtant, nos voisins nous ressemblaient, issus du Sénégal d’entre deux périodes, ayant pour la plupart fréquenté l’école française, copiant le modèle occidental, lisant avec avidité les nouvelles venues d’ailleurs, s’organisant autour de cercles d’amis, flirtant avec la politique, s’essayant à l’art, revendiquant leur africanité pendant qu’ils délaissaient habits traditionnels et coutumes ancestrales… Nous devenions des mutants, emprisonnés entre deux cultures, croyant prendre que ce qui nous convenait dans les deux, à notre manière.
Ma mère disait que la place d’une fille était auprès de sa mère et pas dans les rues de Dakar à chercher je ne sais quoi à n’importe quelle heure. « Timis » (crépuscule) signifiai minuit, dans son entendement. Les rares fois où j’avais le droit d’aller à une soirée dansante, dans le quartier, je la trouvais dehors en train de m’attendre, je devais rentrer à la maison avant Timis. Craignait-elle pour ma vertu ou pour les jinns qui, dans notre croyance, rodaient à ces heures. Ma mère, si forte, si cartésienne, pouvait faire preuve de peur quasi irrationnelle quand il s’agissait du monde surnaturel. Heureusement qu’elle n’est plus là pour voir Adji sortir et rentrer à la maison à 5h du matin. Elle secouerait la tête en me disant « Doom bu jigeen dafay gatt tank di toog si peg u ndeyyam ba ñu fekk ko fa takk ko, man dé noonu laa la yare ». Puisse Dieu avoir pitié de leurs âmes, j’espère avoir été une mère à la hauteur pour mes enfants.
Je me souviens encore de ma rencontre avec Moustapha, lors de l’un de ces fameux bals, j’ai l’impression que c’était hier, j’avais 24 ans, lui, 30.
À cette époque, ma mère désespérait de me voir me marier et restait certaine que j’avais décidé de finir vieille fille et lui faire ainsi honte devant tous ses « nawle ». Elle me tenait au courant de manière plus ou moins subtile des mariages de ses nièces et neveux, de celui des enfants de ses amies de notre ville d’origine. Elle assistait à toutes les festivités, s’épanouissant dans tout le rituel des préparatifs. Libérée depuis peu de la charge de travail domestique et de la gestion quotidienne qui l’accompagne, elle donnait l’impression de rattraper le temps perdu avec un agenda plus chargé que celui du président de notre toute jeune république. Quel ne fut pas son bonheur le jour où Moustapha est venu se présenter à elle. D’un abord facile, il savait d’instinct gagner la sympathie des aînés. Ma mère fût conquise, après s’être d’abord assurée, par toute une série de questions sur ses parents, ses origines, qu’il était bien « geer », elle nous avait même dégoté un lien de parenté, déniché, je ne sais où. Elle conclut par « Senegal nitt you baax yep ay mbokk la nu ». Elle commençait déjà à tirer des plans sur des comètes. Le plus dur restait à faire, le présenter à mon père.
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Moustapha
Mon lit est jonché de caftans, pantalons et chemises de toutes sortes. Je les essaie, les uns après les autres n’arrivant pas à me décider. Ce rendez-vous me stresse au plus haut point, j’espère que son père me trouvera à la hauteur. J’ai caché mon trouble à Marième tous ces jours-ci, elle l’a deviné aisément. Finalement, j’opte pour un pantalon noir et une chemise blanche. Je finis par rajouter une veste par dessus. Je me sens trop habillé pour l’occasion.
J’espère que son père ne trouvera rien à redire ma mise. Il a dû être averti, il m’attendait sur sa natte de prière et m’a invité à m’asseoir en se raclant la gorge. Je me sentais à l’étroit dans mes souliers. Moi, si sûr de moi en temps normal, je me suis surpris à bégayer. J’avais beaucoup mal à prononcer une phrase complète. Il ne m’aidait pas beaucoup, se contentant d’égrener son chapelet inlassablement et laissant son regard errer sur moi…
Ce fut laborieux, mais je finis quand même par débiter mon discours.
Il s’est retourné vers la porte du salon et a lancé un: « Yaay Bóoy! ». Marième est apparue à la porte comme par enchantement, elle devait attendre juste derrière.
« – Naam pappa ( oui, papa)
- Marième, xam nga ki? (Marième, connais-tu, celui-là?)
- Waaw (oui)
- Baax na. Neena daf la bëg jabar, xamoon nga ko? ( Bien. Il dit qu’il veut te prendre comme épouse. Le savais-tu?)
- Waaw (oui)
- Baax na, demal! (Bien, tu peux y aller) »
Marième a fait demi-tour sans demander son reste, me laissant seul avec le vieux. Comment allais-je m’en sortir?
Le contre-interrogatoire est arrivé plus tôt que prévu. Même pas eu le temps de respirer, que je recevais toute une série de questions. Quel est ton nom de famille? Comment s’appelle ton père? Vous êtes originaire d’où? Tu connais bien la ville de ton père? Vous appartenez à quel quartier? Et ta mère? Que fais-tu dans la vie? Comment pourvoiras aux besoins de ma fille? Envisages-tu la polygamie? Où allez-vous habiter? Je subissais une rafale de questions. Elles arrivaient toutes en même temps, ne me laissant pas le temps d’en placer une. Il finit par me donner la parole. Ma mère m’avait aidée à réviser mon ascendance et préparer cet entretien. J’ai pu m’en sortir sans trop de mal. Je savais que ma future belle-mère avait mené son enquête de son côté. Qu’aussi dure qu’était cette entrevue, je pourrai compter sur elle pour m’appuyer. Ne dit-on pas qu’en réalité, ce sont elles qui décident de tout… Nous ne sommes, en définitive, que des figurants dans ce grand théâtre familial, elles réussissent le tour de force de nous donner l’impression de toute puissance …
Mon futur beau-père conclut l’entretien avec un « wa baax na. Di na la woo lu» (Bien, je te ferai appeler)
Je suis sorti aussi vite que j’ai pu. J’étais vidé, avec l’impression d’avoir couru un marathon. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter… Tout ira bien.
En effet, quelques jours plus tard, je reçus la nouvelle convocation pour que mes parents viennent officiellement demander la main de Marième. Une semaine plus tard, elle me rejoignait au domicile conjugal… Le début d’une nouvelle vie.
À deux, et bientôt à plusieurs.
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Marième
Les 25 années qui ont suivi ont été pur enchantement, compagnon idéal pour moi, il m’a donné 5 beaux enfants (Sourires). Je ne préfère garder que les bons souvenirs, car nous avons pu ensemble nous relever à chaque crise, d’où qu’elle venait.
J’ai eu de la chance.
Énormément de chance, contrairement à toutes celles qui avaient dû divorcer en cours de route. Dieu m’en a épargnée. Je n’ai jamais pensé finir ma vie seule. Jamais. Je suis une éternelle romantique, j’ai toujours imaginé que nous mourrions ensemble.
Sa mort m’a laissé un goût d’inachevé, et j’ai vécu en suspens. Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en relever. 10 années sont passées maintenant, je m’arrête devant la photo de famille avec l’impression qu’elle datait de la veille.
Les premières années ont été très dures. Je me suis sentie seule, tellement seule. J’ai eu peur que ma vie se résume à cela, le restant de mes jours. Me coucher seule tous les soirs, personne avec qui discuter, rire, ou pleurer, ne pas avoir une oreille distraite, auprès de laquelle je viendrai déverser mes frustrations quotidiennes. Personne à qui parler de mes inquiétudes, sur le fait qu’Adji ne semble pas bien pressée de se marier. Personne qui va me serrer dans ses bras et me dire que malgré le poids des ans je reste toujours la plus belle. Je suis d’un autre temps. Je ne suis pas de celles qui n’ont pas besoin d’un homme dans leur vie. J’ai besoin de quelqu’un avec qui partager ce qui me reste de vie.
Que va en penser Tabara ? De tous mes enfants, c’est à elle que je pense le plus. Comment va-t-elle prendre cette nouvelle ? Elle ressemble tellement à Moustapha. Même caractère bien trempé, et ce même sourire… Mariée l’année de la disparition de son père, elle est aujourd’hui mère de trois enfants. Elle a assuré son rôle de chef de famille au pied levé à mes côtés et auprès de ses frères et sœurs, pendant que moi je m’enlisais et restais cloîtrée dans ma douleur. Partout, où je cherchais Moustapha, je la voyais présente. Combien de fois a-t-elle essuyé mes larmes, quand seule dans l’intimité de ma chambre, je pleurais. Combien de fois m’a-t-elle ramenée à Dieu, quand j’implorais qu’Il le fasse revenir. Elle a délaissé des mois entiers son foyer pour venir s’occuper de moi. Jamais, elle ne pourra accepter que je puisse refaire ma vie. Comment lui expliquer, qu’il ne s’agit en aucun de le remplacer, mais de trouver un compagnon à mes vieux jours. Comment lui faire comprendre que je ne conçois pas ma vie terminée à soixante ans. Comment lui faire comprendre que j’ai aussi besoin de sentir mon cœur battre à nouveau pour quelqu’un. Comment lui faire comprendre que mes journées se ressemblent toutes et mes nuits ne finissent jamais. Comment faire comprendre à son enfant que nous avons encore des désirs. Rien dans ma culture ou mon éducation ne m’a préparée à cela.
Je viens de raccrocher avec Sidy. Il voulait à nouveau me souhaiter joyeux anniversaire et savoir comment cela s’est passé avec les enfants.
Sidy est parfait, nous nous sommes rencontrés lors d’un voyage à Fès offert par les enfants, lors du dernier ramadan. Un mois entier passé dans cette ville mythique, entre visites touristiques et recueillement spirituel. Tabara avait prévu de m’accompagner craignant que je ne me sente seule, elle a dû annuler pour des raisons professionnelles au dernier moment.
Heureusement qu’elle n’est pas venue, je souris à cette évocation.
J’avais décidé ce soir-là de prier à la mosquée Karawiyine, contrairement à mon groupe qui, tous les jours, priait à la Zawiya Cheikh Ahmed Tijani. Je voulais voir autre chose. Associer culte religieux à visite touristique.
Considérée comme la plus belle mosquée de Fès, la mosquée Karawiyine a la particularité d’avoir été fondée par une femme. Et rien que cela vaut le détour. Je n’ai pas été déçue, elle est magnifique !
Véritable moment de grâce et de communion pour moi. Je n’en suis ressortie qu’après la dernière prière avec un sentiment d’apaisement indescriptible.
Je racontais ce moment à Tabara au téléphone, en wolof, lui disant qu’elle devait vivre cette expérience et que nous devions refaire ce voyage ensemble l’année prochaine. En raccrochant, je croisais le regard de cet homme pour la première fois, souriant. Venu, tout comme moi prier, il avait entendu ma conversation téléphonique et s’excusait de son indiscrétion, mais voulait absolument me dire qu’il avait eu exactement le même sentiment.
Je lui répondais gentiment sans plus, ne me rendant pas compte que son pas avait emboîté le mien et que nous nous dirigions sans nous en rendre compte vers l’avenue Hassan II, appelée par les marocains les Champs-Elysées. La conversation glissait fluidement, j’appris ainsi sa longue maladie l’ayant fait venir se soigner au Maroc, le Sénégal n’ayant pas l’équipement nécessaire pour traiter son mal. Son dernier rendez-vous avec son médecin marocain, effectué 2 semaines plus tôt ne décelait plus aucune trace de sa maladie, il en avait profité pour venir à Fès se recueillir. J’appris aussi qu’il avait divorcé depuis 5 ans, son couple avait sombré après 20 ans de vie commune. Il s’était marié tard, préoccupé par sa carrière, et avait plus passé son temps à assurer le confort matériel des siens, que leur bien-être. Sa femme, lasse d’être mariée à un courant d’air, aussi riche soit-il, était partie. Elle avait rencontré quelqu’un d’autre pendant que lui sautait d’un avion à l’autre.
Les rues de Fès étaient particulièrement animées en ce soir de fin de ramadan. Les terrasses remplies. Quelle ambiance ! Rien à voir avec le Sénégal où tout le monde était pressé de rompre le jeûne pour aller se coucher le plus rapidement possible.
Le ramadan est vécu au Sénégal comme une période de punition, contrairement aux pays maghrébins. Nous nous sommes raconté nos vies en une soirée, et avons été surpris de constater qu’il était déjà 4h du matin. Nous n’avions pas senti le temps passer. Cela faisait longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Moi, qui me couchais avec les poules,étais debout jusqu’à 4h du matin, je n’avais plus rien à reprocher à Adji. Je me sentais revivre, j’avais l’impression d’être à nouveau réhydratée. J’avais longtemps été assoiffée, nous avons échangé nos numéros et il m’avait raccompagnée au Riad Fes où j’étais descendue. Les jours qui ont suivi m’ont donné l’impression de retrouver mes 20 ans. Nous nous retrouvions tous les soirs à la mosquée et dînions ensuite ensemble. C’était devenu notre rituel, nous ne rentrions à nos riads respectifs qu’au petit matin. Ma date de retour au Sénégal est arrivée bien trop vite à mon goût. Nous nous sommes promis de garder le contact une fois à Dakar. Il devait rentrer une semaine plus tard.
La réalité m’a vite rattrapée une fois à Dakar. Les filles se sont rendu compte que j’étais beaucoup plus épanouie, mais ont mis cela sur le compte du pèlerinage. Je n’ai pas osé les dédire. À Fès, nous vivions hors du temps. À Dakar, nous étions chez nous et je vivais avec ma cadette, je me voyais mal accueillir un homme chez moi. Il n’existait pas de cadre où nous pouvions nous retrouver hors de la maison.
J’avais des beaux-fils et des belles-filles, qui eux-mêmes avaient des familles, que penseraient-ils de moi et de mes enfants s’ils me rencontraient dehors avec un homme qui de surcroît n’est pas mon mari. Je me dois d’être irréprochable. Nous avons dû espacer nos rencontres et je me retrouvais à nouveau dans la situation d’une adolescente cachant à ses parents ses premiers émois. Sauf qu’en ce qui me concernait mes parents n’étaient plus depuis longtemps et ceux pour lesquels je me préoccupais étaient mes enfants. Drôle de problème !
Au bout d’un an d’appels téléphoniques et de rencontres sporadiques, Sidy avait décidé que nous devrions nous marier une bonne fois pour en finir, il n’en pouvait plus de cette partie de cache-cache et considérait avoir dépassé l’âge de jouer à ce jeu. Je me retrouvais prise de court, n’ayant jamais envisagé dire aux enfants un jour que j’allais me remarier.
Je voulais refaire ma vie avec lui. C’était indéniable. Je ne savais juste pas comment annoncer cela. Atoumane serait content pour moi et se contentera de me dire que c’est ma vie, j’en fais ce que je veux. Aicha, je ne pense pas que ça l’intéresse réellement. Adji va en rire, ce qui aura le don de me mettre mal à l’aise. Malick et Tabara auront l’impression d’une trahison à la mémoire de leur père. Quoique Malick commence à se rendre compte que je ne peux et ne veux en aucun cas finir seule. Mais Tabara, que ferai-je d’elle ?
Je lui parlerai à elle d’abord demain et demanderai à Sidy de la rencontrer en premier.
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Tabara
Je repense à maman ce matin en déposant les enfants à l’école. Nous avons passé une très belle soirée chez elle samedi tous ensemble.
Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue aussi épanouie. Depuis son retour du Maroc, elle renaît. Elle sourit pour un rien, et est redevenue celle que je connaissais, celle d’avant, celle d’avant la mort de papa, celle des belles années, je n’aurai jamais pensé la retrouver un jour. Ce voyage lui a fait beaucoup de bien, semble-t-il, j’aurais dû y aller avec elle au lieu de me réfugier dans le travail, fuyant une probable discussion sur le vide laissé par la mort de papa. Je ne souhaitais pas entendre cela. Mon téléphone sonne, c’est justement elle. Je la mets sur haut-parleur.
- Bonjour maman,
- Bonjour ma chérie, comment vas-tu ?
- Bien, sur le chemin de l’école, avec les enfants,
- Comment vont-ils ?
- Grincheux comme tous les matins, rires, et toi maman, tu as pu te reposer un peu ?
- Oui, ça va, je t’ai appelée à plusieurs reprises hier sans jamais réussir à te joindre
- Désolée, j’avais mis mon téléphone sous silencieux en rentrant de chez toi pour dormir et c’est resté tel quel toute la journée d’hier. Emma est rentrée ce week-end et j’étais toute seule à faire tout le travail de la maison.
- Tu passes à la maison ce soir ?
- Pas spécialement, je suis fatiguée, ça peut attendre demain ?
- Dama la soxla (je souhaite te parler) ?
- Han ??? Mba jàmm, maman ? Qu’est ce que tu as? Tu es malade ?
- Mais non, Rien d’inquiétant, j’ai besoin de parler à ma fille rek, tu seras là à quelle heure ?
- Ok je vois, 18h30, alors?
- À tout à l’heure ma chérie
Elle raccroche.
Je m’empresse de déposer les enfants à l’école et file au bureau, ce matin, comme tous les 15 jours, je suis en retard. C’est fou à quel point je suis dépendante de Emma. Je perds tous mes repères quand elle s’absente et suis toujours en retard au bureau quand elle est absente. J’arrive en catastrophe à la réunion du comité directeur, décidément comme tous les 15 jours. Je n’ai pas une minute de répit de la journée. Entre ceux qui tombent malades tous les lundis comme par enchantement et ceux qui prennent leur week-end vendredi à midi, laissant gentiment le reste de leur travail à leur collègue pour le lundi, je ne sais où donner de la tête. La journée se déroule un peu trop vite à mon goût. C’est, fatiguée et sur les nerfs que je prends la voiture pour me rendre chez ma mère. J’espère juste que ce n’est pas à nouveau pour des questionnements existentiels. Aujourd’hui, je n’ai pas la force de philosopher ou d’essayer de comprendre, je veux mon lit. J’ai failli oublier les enfants à l’école. Je sens que je vais hurler…
Elle est installée comme à son habitude dans la cour de la maison. Cette fois-ci, elle n’est pas sur sa natte de prière, mais plutôt sur un des 3 petits matelas disposés autour d’une grande natte. Les enfants s’empressent de se jeter sur elle, tout à leur joie de la retrouver. Ils ont une relation particulière. J’aurais tellement aimé qu’ils connaissent mon père, j’essaie d’imaginer les jeux auxquels ils auraient pu jouer ensemble, je me sens triste d’un coup. Malgré toutes ces années, il me manque encore aujourd’hui comme au premier jour, la douleur de sa perte s’est estompée, mais le vide qu’il a laissé dans ma vie est encore béant. Je me surprends encore à me demander, si certains de mes choix lui conviendraient. Qu’aurait-il pensé de mon mari s’il était encore en vie. Je crois qu’il l’aurait apprécié.À bien des égards ils ont des points communs. Il aurait pu te laisser auprès de moi, auprès de nous tous encore un peu, que tu connaisses tes petits enfants. « Tabara ! », je sursaute, ma mère me parle depuis un moment, semble-t-il, je suis tellement absorbée par mes pensées que je ne m’en suis même pas rendue compte. Les enfants se sont élancés vers l’intérieur de la maison, depuis, à la recherche d’un goûter qu’ils sont sûrs de trouver dans la cuisine. « Tu étais où ? En pleine discussion avec toi-même dans ta tête ?». Je souris. Ma capacité à entrer dans ma bulle à tout moment a toujours été pour ma mère une véritable équation. Je la regarde, elle reste la plus belle à mes yeux. Toujours apprêtée, et très coquette. C’est moi ou elle a particulièrement pris soin de sa mise. Je lui en fais le compliment et vois naître un sourire sur ses lèvres. Je rêve où son sourire est gêné…
« Merci ma chérie » me répond-elle. Un silence s’installe, silence apaisant que seule la compagnie d’un parent peut apporter. Ce genre de silence fait de rien et plein de tout.
Ma mère le coupe par ces mots « Tabara, je souhaite que nous discutions… Ton père nous a quittés depuis une dizaine d’années déjà, pour toi, comme pour moi, pour nous tous je devrai dire, cela a été très difficile. Nos vies ont, depuis lors, étaient comme suspendues surtout pour toi et moi. Tes frères et sœurs ont su le transcender, car ainsi est faite la vie. Je souhaite à mon tour passer à une autre phase de ma vie. » Ma bouche s’ouvre et se referme toute seule. Les mots se bousculent dans ma tête, mais je n’arrive à en sortir aucun. Elle ne me laisse pas le temps d’en placer une, en enchaînant « Je sais que tu te poses une foule de question, mais laisses-moi terminer. Cette conversation est de loin la plus dure que je n’aie jamais eu à tenir surtout avec toi. Alors, écoute-moi jusqu’au bout ». Je referme cette fois-ci ma bouche, une bonne fois pour toutes.
« J’ai rencontré quelqu’un, je ne pensais qu’il me serait encore possible de rencontrer quelqu’un, mais c’est ce qui s’est passé. Aucun homme ne pourra remplacer ton père. Ni toutes les années que nous avons passées ensemble. Ton père n’est plus. Et cela fait bien longtemps que je suis seule. Je ne pense pas être au bout de ma vie pour vivre complètement recluse. Les années à venir et ce qui me reste à vivre, je souhaite les partager avec un conjoint. Un homme sur qui je pourrai me reposer, avec qui partager mes joies et mes peines. Je comprends que cela puisse te prendre de court ou même te choquer. Je voudrai que vous fassiez connaissance. Il doit arriver d’une minute à l’autre. Je ne t’oblige pas à l’accepter dès le premier jour. J’espère juste que tu lui accorderas le bénéfice du doute. Je suis certaine qu’à terme tu apprendras à l’apprécier.»
Que dire après ceci, je prends conscience que j’ai peut-être eu tendance à l’enterrer trop vite, la vieille. Du haut de ma jeunesse toute relative, je la vois en fait comme ma mère, juste ma mère, une vieille femme, enfin une femme entre deux âges. Pour moi, ma mère ne peut avoir d’autres préoccupations que son chapelet et sa natte de prière. Implorer le pardon de Dieu et prier pour nous. Ma mère n’est pas jeune, ne peut être jeune et par conséquent ne peut avoir les mêmes aspirations que nous. Qu’est-elle en train de me faire là ? Une crise post-ménopause ?
« Maman, je ne suis pas certaine d’avoir compris. Je suis un peu perturbée là. Je ne sais pas quoi te dire. Tu as rencontré quelqu’un comment ? Où ? À quel moment ? Tu le connais depuis quand ? Tu ne peux pas jeter aux oubliettes plus de 35 ans de vie commune comme ça du jour au lendemain. Que peut bien t’apporter un homme à ton âge que tu ne connais pas déjà et que tu as dépassé. »
« 25 ans ma chérie, et je suis veuve depuis 10 ans. Et je pense que c’est ça le problème, tu continues à croire que ton père va revenir ou qu’il est caché quelque part et va surgir d’un moment à l’autre. Tabara, il n’est ni en voyage ni au travail, il est mort depuis 10 ans, si tu l’as oublié, moi pas !!!! Je me couche tous les soirs avec cela à l’esprit et me réveille tous les matins avec. Cela fait dix années que je parle seule dans cette maison sans personne pour me répondre. Dix années que je suis seule sans quelqu’un avec qui rire, rire des petits riens qui font partie de la vie à deux, un souvenir commun, une anecdote, partager un livre, lire le journal l’un après l’autre, regarder une série tv, se chamailler pour la télécommande se plaindre des enfants, ou même aller à la mosquée ensemble, si tu crois que ma vie se résume à une natte de prière. Dix années pendant lesquelles je ne peux partager avec personne mes doutes et craintes, mes peurs et mes tracasseries. Dix années sans une épaule sur laquelle m’appuyer. Dix années que l’autre côté de mon lit est désespérément froid et vide. Dix bonnes années !!! Tabara, si d’autres femmes se suffisent à elles-mêmes, grand bien leur fasse, je ne me suffis pas à moi-même. Je ne suis pas que votre mère, je suis aussi une femme !!!». Elle se lève telle une furie et disparaît à l’intérieur de la maison.
Qu’est-ce qui vient de se passer ? Je rêve ou c’est ma mère qui vient de claquer la porte de sa chambre ??? Les enfants sortent en courant : « Maman, qu’est-ce qui se passe ? On a entendu Mamie crier, elle est entrée dans sa chambre. Vous vous êtes disputés ? »
« Non pas du tout, des fois on parle plus fort qu’on ne le voudrait dans des discussions, je vais la chercher »
Elle a dû entendre mes pas, elle ouvre la porte dès que j’arrive devant sa chambre. Je veux parler la première, je débite d’une traite « maman, je suis désolée, je me suis mal exprimée, ce n’est pas ce que je pensais… ». Elle sourit : « si, c’est exactement ce que tu pensais et que tu penses encore. Depuis le temps que je te connais, je sais comment tu réfléchis. Tu as tout faux, je vais faire semblant de croire tes excuses et tu vas faire semblant de tout avoir accepté pour le moment. Le temps fera le reste.»
Nous ressortons ensemble et trouvons mes enfants avec un gentil inconnu. Son sourire s’élargit en voyant ma mère apparaître à ma suite pendant que moi je reste figée dans l’encadrement de la porte. « Bonjour Sidy, nous ne t’avons pas entendu entrer » dit ma mère, se retournant vers moi, pendant que je continue à faire corps avec le pas de porte « Tabara, je te présente tonton Sidy. Sidy, voici Tabara ».
Je bafouillais un bonjour et partis aussi vite que je pus.J’arrivais chez moi très en colère, trouvant Ousmane allongé dans notre lit devant la télé. Ma mère est folle à lier, complètement folle. J’en suis à présent convaincue. J’ai bien fait de prendre mes enfants et de m’en aller. Je les ai laissés plantés dans la cour, dem sama yoon. Non, mais sérieusement ! Elle a ramené un homme à la maison, notre maison, celle que mon père a construite. Wa Ousmane heuru wax ag mere bi mi ngi bëg passer nak (je crois qu’il est temps de parler à ma mère). Toute une théorie sur le fait que waaw (oui), je ne veux pas être seule, depuis que ton père est mort, je suis toute seule, j’ai besoin de quelqu’un… et patati et patata… Je suis choquée, comment elle a pu penser une seule seconde que nous allions accepter cela. À son âge, elle a mieux à faire, elle n’a qu’à demander pardon à Dieu pour ses pêchés et penser à l’au-delà, muy wax waxu jëkër (elle ose parler de mari)…
Seul, le silence fait écho à ma diatribe. Ousmane s’était endormi depuis longtemps. Wa mais… Ousmane mii ñakkul kersa?
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Ousmane
Pendant que Tabara est lancée, mes pensées sont à mille lieues d’ici. Assane est en train de divorcer. Il vient de jeter aux oubliettes 15 ans de vie commune en plus des 5 ans qu’ils ont passés ensemble avant de se marier. Tout cela parce qu’il a rencontré une fille plus jeune que lui. Avec toutes les épreuves qu’ils ont traversées tous les deux pour se marier.
Je nous revois encore jeunes étudiants à l’ESP, lui, lui tournant déjà autour depuis la première année. Il n’a osé se déclarer qu’en fin de deuxième année. Nous avions passé la première année à épier ses faits et gestes. Nous connaissions ses amis, ses fréquentations, son emploi du temps mieux qu’elle. Que n’avions-nous pas fait pour nous trouver dans ses bonnes grâces. Allant même jusqu’à nous installer dans la chambre à côté de la sienne en deuxième année. Nous prétendions aimer les mêmes choses qu’elle. Elle ne s’était même pas aperçue de notre existence. Jusqu’à ce fameux soir de bal de couloirs.
Ils avaient déjà tous les deux beaucoup d’allure. Le couple de rêve. Pendant les trois dernières années de leurs études, ils se sont beaucoup rapprochés et sont devenus inséparables. Tous ceux de notre génération à l’ESP connaissent encore ce couple. Aussi brillants l’un que l’autre
Ndeye Katy a dû braver l’interdit. Jetant l’oppobre sur sa famille entière. Elle a osé se marier à un gewël! Elle, la descendante du plus illustre résistant que ce pays a connu. Les griots chantent les louanges de ces ancêtres depuis cette fameuse bataille de Njajj où son aïeul s’est distingué par sa bravoure et son courage. D’aussi loin que l’on se souvienne, personne ne s’est jamais marié à un étranger à plus forte raison un griot. Qui plus est descendant direct de Maniang Niang, ce même griot dont la famille a toujours vécu dans la cour de l’aïeul. Les homonymes y sont fréquents chacun ayant donné à un de ses enfants le nom de l’autre. La pratique s’était répandue (devenue plus courante, acquise). Une partie de la famille de Mame Maniang Niang vivait encore dans la grande concession familiale à Nguel.
La voix de Tabara résonne quelque part loin très loin d’ici. Engluée dans sa propre histoire, elle ne se rend pas compte de ce que je vis en ce moment… Assane d’un côté, mon boulot qui ne m’apporte plus rien de l’autre… Tabara qui parle encore et toujours… Je ne sais pas comment une personne aussi altruiste peut devenir aussi fermée et aussi peu réceptive. Je m’endors en ruminant tout cela… Le sommeil a toujours été mon refuge. Il me suffisait de fermer les yeux.
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Aicha
- Allô, Aïcha, comment vas-tu ?
- Je vais bien maman et toi ?
- Tu es sûre ? Tu m’avais dit que tu allais passer me voir depuis lors…
- C’est vrai, trop absorbée ces derniers jours, mais je le ferai demain. Tu seras à la maison ? Je viendrai en sortant du bureau. J’espère que du ma gudde rek
(Aicha lors de son passage)
- Maman je veux divorcer, j’ai bien réfléchi je vais le quitter. Ça va te sembler bizarre, mais je le dis quand même, les années passent et je me rends compte que je ne suis pas heureuse dans mon couple. Le mariage c’est pas mon truc.
- Le mariage c’est pas ton truc…
- Tu te demandes certainement si je suis amoureuse de lui, je le suis, mais ce que je ne supporte pas c’est toutes les contraintes qui vont avec cette union. Être là, être disponible, être une femme aimante. S’occuper de toute la maison, des enfants, faire à manger, gérer ce qu’il mange, m’occuper du ménage. Tout cela n’est pas pour moi.
- Tout cela n’est pas pour toi…
- J’aspire à autre chose, je veux être libre. Décider sur un coup de tête d’aller faire autre chose. Ça peut te sembler loufoque, mais j’étouffe, je deviens folle, je n’en peux plus. J’essaie d’entrer dans le moule, mais je ne m’y adapte pas, je ne suis pas heureuse. Je veux être libre. Ce n’est pas ma vie, je l’ai endossée pour toi, pour la société parce que c’est qu’il fallait faire.
- Unhum…
- J’ai déjà pris ma décision, j’ai introduit la demande de divorce, tu ne pourras rien y changer, j’espère juste que tu comprendras un jour et que tu pourras me pardonner. Nous avons rendez-vous chez le juge demain.
- Baax na, damay julli takusaan. Nuyul ma sa wa kër
- Maman, tu es sûre que tu vas bien ? Tu ne trouves rien d’autre à me dire…
- (Elle pose son chapelet et me regarde) Aïcha do jokk ñibbi bala ma lay def lu bonn. Bul ma wax lo, damay julli. (tu veux bien te lever et rentrer chez toi avant que je ne te…,Ne me fais pas parler, je prie)
- Wa mais maman!
- Aicha ta du yow mott nga sa bopp kilifa, ba décider sa lepp ba mu sotti. Bo démé si juge bi nga nuyul ma ko. Taago si wo da nga may yëgël, degg naa la. Leegi jogël, ba la sa bëñ di wadd. (Aïcha, Tu te suffis à toi-même et a déjà pris ta décision, fais tes démarches jusqu’à leur aboutissement. Tu n’es pas venue me demander la permission ou mon avis. Tu es venue me tenir au courant. C’est bon, je suis au courant maintenant. Lève-toi, va-t-en, si tu tiens à tes dents.)
Elle se lève et porte ses mains de part et d’autre de sa tête, démarrant sa prière et mettant ainsi fin à notre conversation. Je reste prostrée un moment, avant de me redresser et de partir. Je ne sais pas quoi penser…
Je ressasse cette conversation avec ma mère. Je suis sûre d’avoir pris la bonne décision, même si je crains qu’elle ne le comprenne jamais. Cela fait trop longtemps que je fais semblant d’être heureuse. J’ai essayé d’expliquer à Thierno que je n’étais pas épanouie. Il ne comprend pas non plus. Je ne manque de rien. Tout ce qu’il attend en contrepartie c’est que je fasse comme tout le monde. Qu’est-ce qu’il y a de bien compliqué à faire en sorte que la maison soit tout le temps en ordre. En quoi c’est un souci de s’occuper du marché le week-end. Et de faire à manger pour son mari, tous les soirs. C’est ce que font toutes les femmes de ce pays et ce depuis la nuit des temps, c’est ce qu’il m’a jeté. Qui étais-je pour vouloir tout changer ? Quelle mouche m’avait piquée, cette fois-ci je ne pourrai pas reculer.
Je rentre à la maison totalement confuse, les yeux rivés sur mon téléphone, faisant défiler les posts sur ma timeline, je n’en lis aucun en particulier, mes pensées sont à des années-lumière d’ici. Quoique ma mère en dise, elle ne m’imagine pas autrement que mariée, maîtresse de maison, quittant le bureau à 17h pour venir m’occuper du dîner et des enfants que j’ai fait avec ce mari qu’elle me souhaite de garder de toutes ses forces. Rien dans ce décor idyllique ne m’attire en réalité. J’aspire à autre chose. Et dans mes plans, il n’y a pas de place pour un mari qui attend de moi que je lui serve son repas, il n’y a pas d’enfants que je verrai en coup de vent. J’aime la liberté que me procure ma solitude. Faire les choses qui me plaisent au moment où j’en ai envie. Ma mère ne pourrait jamais comprendre cela. Je devrai peut-être parler à Tabara.
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Marième
Aïcha est partie longtemps que je continuais à penser à tout ce qu’elle m’a dit. Est-elle vraiment fille ? J’ai l’impression d’avoir eu en face de moi une alien. L’a-t-on échangée à la clinique sans que je m’en rende compte. Qu’est-ce que j’ai raté ? Ou ai-je fait une erreur ? Je l’ai pourtant bien regardé aujourd’hui, c’est bien elle dé. Le même front que son père. Est-ce qu’elle ne me jouait pas un tour ? Je n’ai repéré pourtant aucun signe de malice. Elle avait l’air plutôt déterminée. Droite comme un « I » les mains sur les genoux. Toute jolie dans son ravissant « Taille-basse ». Elle a tout ce qu’il faut pour être heureuse. Elle a un bon travail. Elle a un mari aimant. À quoi peut-elle bien aspirer d’autre ? Qu’est devenue ma fille ? Li de wolof di wax « guy di na jur dëk ».
Je prends mon téléphone pour appeler Sidy, au moment où il sonne, c’est lui.
- Allô
- Oui, Marième, comment vas tu?
- C’est toi que je voulais appeler et j’ai vu ton nom s’afficher sur mon téléphone. Je vais bien
- Xol dafay gise
- (Rires), cela doit surement être cela. Tu as passé une belle journée?
- Oui, je me disais que j’allais passer te voir.
- Tu es encore loin?
- Non, pourquoi?
- Rien. ça tombe bien, j’ai besoin de te parler.
- Mba jamm?
- Jamm ag salam, ag yiwwu yàlla. Dama soxla sa avis rek.
- Wa d’accord. J’arrive
J’entends sa voiture se garer exactement cinq minutes plus tard. Je l’attendais à l’entrée du vestibule, et pus ainsi l’observer de loin avant qu’il ne remarque ma présence. Il s’avança plus vite quand il me vit. Et je souris, le devançant à l’intérieur de la maison, pendant qu’il m’emboîtait le pas. J’étais consciente de l’odeur dans mon sillage… Et souris à nouveau du coin des lèvres. Je gardais encore une certaine coquinerie. Je l’entraînais vers le salon où nous nous installâmes confortablement discutant de tout et de rien.
- Marième, de quoi voulais-tu que nous parlions?
- Viens demain avec ce qu’il faut pour le mariage. J’appellerai l’imam et Atoumane.
- Quoi? Tu es sûre?
- Tu veux changer d’avis?
- Jamais.
- Ce sera pour demain, in shaa Allah.
- Je serai l’homme le plus heureux du monde
- Et moi donc.
- Tu as pu parler aux enfants?
- Oui et non. Juste à Tabara, c’est la plus difficile. Et elle ne veut rien savoir. Elle m’épuise. Aïcha est en train de divorcer. Adji s’apprête à quitter la maison. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai besoin de me retrouver. Et aujourd’hui plus que jamais, j’ai besoin de penser à moi. Quand je revois tous leurs comportements de ces derniers temps, je me rends compte que chacun d’entre eux vit sa vie comme il l’entend et souhaite me garder dans la case qu’il s’est construite dans sa tête. Et ça, c’est l’histoire de ma vie. Il n’en est plus question.
- Je vois très bien ce que tu veux dire. Tu sais Marième, je traîne pas mal de casseroles. Mes enfants ne veulent rien savoir en ce qui me concerne, je n’ai pas vraiment été le père idéal et encore moins un mari correct pour mon ex-épouse.
- Je sais tout cela, nous en avons déjà parlé. Je ne cours plus derrière un quelconque idéal. Je souhaite passer le restant de mes jours avec toi, c’est tout ce qui compte. Je pourrai te sortir tout le laïus religieux, tu le connais mieux que moi, mais je me dois d’être honnête envers moi-même, je tiens d’abord à toi, avant une quelconque autre considération.
- Tu as une drôle de manière de dire « je t’aime » (rires)
- Lii laay waxati, da nga gaaw fuuy
Notre rire se prolongea longtemps, en ce début de soirée. Sidy parti, je m’empressais alors d’appeler l’imam lui expliquant la situation. Il ne me restait plus qu’à informer Atoumane. Je ne m’en faisais pas en ce qui le concernait. Et je n’eus point surprise par sa réaction. Je lui fis promettre de ne pas en parler aux autres avant que cela ne soit scellé, ce qu’il accepta sans difficulté. Le mariage fut ainsi scellé dès le lendemain. J’en informais Adji à son retour du bureau. Comme prévu, elle éclata de rire.
- Wa maman, lutax waxu lo ma ko? Koon sa paa bi fi doon jaabante, c’était pour ça?
- Dama lay gaañ de! Tu n’es jamais ici et tu me parles de quelqu’un qui venait régulièrement, comment le sais-tu?
- Maman, je sais tout ce qui se passe dans cette maison, même si je ne suis jamais là. Wa mère, ku la bayyi nga ni da ngay begge. Op na!!!
- Adji di na la pess de!
- Pesso kenn!
- Wa maman, pendant qu’on y est, je vais déménager. Je ne savais pas comment te le dire nag.
- Je suis déjà au courant.
- Ayyyy!!!!! Et comment le sais-tu?
- Ni la dara umpule ci kër gi, noonu la ma sa dara umpule
- Wa mais pourquoi nga bayyi ma si biir? Ça fait des jours que je ne sais pas comment te le dire.
- Da nga ma lakkatu, ma reer la!
- Sheu!!!
- Du ma sa moroom bo naan « Sheuuu »
- Tu n’es pas fâchée?
- Non, mais cela me contrarie, si je veux être franche. Je ne conçois pas qu’une femme sorte de chez ses parents tant qu’elle n’est pas mariée. Il semble que les temps changent et que je dois m’adapter. Je le fais à contrecœur. Garde en tête que tu as une éducation et des valeurs. N’oublie pas qui tu es.
- Bul ma morale mère yow itam. Loolu yep xam naa ko. Xaaral ma jog dem sax.
Elle se dirige vers la porte
- Tu penses que je peux partir dans une semaine, walla da ngay soxla seen bopp avant?
Je lançais ma chaussure dans sa direction, espérant l’atteindre, la manquant de peu alors qu’elle détalait, son rire se propageant dans la maison.
Je pris mon téléphone et appelai chacun des enfants pour leur annoncer la nouvelle. Je ne pus joindre Tabara et lui laissai un message.
Sidy venait manger tous les jours se familiarisant ainsi avec Adji avant son départ de la maison. Tabara refusa de m’adresser la parole pendant toute cette période, je ne fis rien pour changer les choses. Avec Sidy, nous n’avions pas encore idée de comment nous allions gérer nos deux maisons. Finalement, nous avons décidé que Sidy louerait la sienne et viendrait habiter avec moi. L’arrangement nous convenait à tous les deux. Les enfants seraient plus à l’aise pour venir me retrouver. Il fallait nécessairement opérer des aménagements dans la maison. Chaque objet du salon, comme de ma chambre rappelait Moustapha. Ce n’était pas possible de démarrer une nouvelle vie ainsi. Le mobilier de ma chambre prit place dans l’ancienne chambre de Adji et le salon offert à une lointaine cousine.
Sidy put enfin venir s’installer dans la maison et j’organisais à cette occasion un dîner réunissant à nouveau mes enfants et leurs conjoints. Aïcha vint seule. Adji me ramena Pape, que je regardais d’un mauvais oeil, son alliance au doigt montrait clairement qu’il était déjà engagé ailleurs. Tabara arriva la dernière avec Ousmane. Je choisis de ne pas relever. Elle était là, c’est l’essentiel. Les enfants de Sidy avaient aussi reçu l’invitation, mais avaient préféré décliner. Un jour peut-être…
Nous avons pu ainsi passer notre première soirée en famille. Tout n’était pas parfait mais j’étais heureuse. Après le départ des enfants, il me prit par la main et nous sommes montés ainsi ensemble dans notre chambre refermant la porte derrière nous. Pour la première fois, depuis très longtemps, je n’étais plus seule.
FIN

Auteure, podcasteuse, sénégalaise. Je suis passionnée d’écriture et je traite essentiellement de sujets autour de notre perception de l’autre, du jugement, des violences ordinaires… J’ai un premier recueil de nouvelles publié en 2018 que vous pourrez trouver ici… J’ai créé du Kokalam en 2017. Année après année, il continue de grandir.
Comme d’habitude, topissime 🤩🤩🤩
Bcp d’émotions. Tes écrits ont cette particularité d’être personnels et de me toucher car traitant toujours de plusieurs aspects d’une vie. Merci je me suis régalée.
Plein d’émotions jolie plume Zoubi