Ce regard fuyant de Cheikh Diagne, j’y ai eu aussi droit… Sauf que moi c’est le regard de mon père que je garde en tête, le matin où toute notre vie a basculé.
Les gestes de ma mère sont frénétiques, ses yeux rougis d’avoir trop pleuré. Elle cache ses larmes tant bien que mal et se force à sourire. Ce silence qui pèse sur la maison n’est pas habituel. D’habitude nos matins sont enjoués, mes frères faisant une course poursuite avec ma mère pour éviter et prendre leur douche. Le plus jeune qui s’invente une maladie pour ne pas aller à l’école. Ce matin rien de tout cela. Nous avons compris d’une manière ou d’une autre que quelque chose n’allait pas, on ne savait pas encore quoi. Papa n’est pas là, d’ailleurs où peut il bien être? Des vieux sont venus parler à maman hier soir, juste au moment où nous allions nous coucher, ils ne sont pas restés longtemps. Pendant que je repense aux événements de la nuit, mes frères sont prêts, je n’ai pas touché à mon petit-déjeuner. Je sens que maman ne me grondera pas ce matin, elle ne s’en aperçoit même pas.
Nous arrivons à l’école, avec maman dans un état second, Dieu merci elle a conduit jusqu’ici sans accroc.
La matinée à l’école passe trop lentement à mon goût, c’est papa qui vient nous chercher à la sortie. C’est bizarre, il ne fait jamais ça d’habitude. Et son regard fuit. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je suis complètement perdue.
En arrivant à sa hauteur, je lui demande:
– où est maman?
– Elle avait un rendez-vous chez le médecin
– Ok (Dans ma tête, elle me l’aurait dit en temps normal, ils sont bizarres tous les deux depuis hier)
À notre arrivée à la maison, nous apprenons que maman a fait un accident en rentrant, et qu’elle était dans un état critique. Je me retourne vers mon père, ses yeux évitent soigneusement les miens. Sur le coup, je suis juste groggy.
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Les mois passent, mon père est de moins en moins présent à la,maison, il ne nous regarde toujours pas dans les yeux. Maman a été évacuée en France. J’apprends ainsi que ma mère a reçu le choc de sa vie, en apprenant que mon père avait pris une seconde épouse. Quand elle l’a appelé pour lui demander ce qu’il en était après le départ des vieux, celui-ci s’est juste contenté de répéter « sama nijaay daf ma taqqal jabar ».
On ne sait pas si elle s’en remettra. On l’attend, pendant que mon père nous regarde de moins en moins et disparaît de plus en plus.
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Maman est finalement rentrée, elle n’a plus jamais remarché. Son regard est resté éteint des mois et des mois après. Elle donnait l’impression d’attendre la mort et regrettait tous les matins d’avoir ouvert les yeux. Papa lui avait trouvé une infirmière qui s’occupait d’elle. Lui ne venait plus depuis longtemps.
Un jour contre toute attente, nous l’avons entendu fredonner de très bon matin. Elle avait réussi à s’installer toute seule sur sa chaise roulante et était entrain de sortir de sa chambre en chantant « Wooy sibam’o sibam laal na ma , boy fecc sibam da ngay mel na xaru tubaabir sa ndigg ni rëss nga xam ni sibam laal na la »
Nous accourions «
– maman, ça va? Tout va bien?
– Très bien, aujourd’hui est le premier jour du reste de ma vie. »
Elle a demandé le divorce dans la foulée et l’a obtenu aux torts exclusifs de mon père.
Ma mère a repris sa vie en main et depuis lors anime des ateliers de confiance en soi pour toutes ces femmes souffrant dans leur chair.
Moi, il m’arrive encore de voir le regard de Cheikh Diagne dans le regard des certains hommes…
09/05/2019 – quelque part dans le ciel africain
Ps1: joyeux anniversaire Umàr Sali, lu ma xalaat bëg ko wax xeeb ko. Yal na la yàlla sámm!
PS2: comment ça, je suis en retard sur les épisodes.
PS3: vous noterez que c’est la première fois que j’écris une fin 😎😎😎

Auteure, podcasteuse, sénégalaise. Je suis passionnée d’écriture et je traite essentiellement de sujets autour de notre perception de l’autre, du jugement, des violences ordinaires… J’ai un premier recueil de nouvelles publié en 2018 que vous pourrez trouver ici… J’ai créé du Kokalam en 2017. Année après année, il continue de grandir.
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