20 ans que je travaille. Tour à tour nounou, femme de ménage, lingère.
Des familles, j’en ai vu de toutes les couleurs. J’en ris aujourd’hui que je ne suis plus obligée de devoir aller chez certaines d’entre elles. Je me souviens de ma première patronne. Fraichement mariée. Elle avait fait un beau mariage comme on disait alors.
Je venais d’arriver du village et découvrais Dakar pour la première fois. Deux fois maman déjà, j’avais laissé mes propres enfants à la garde de ma mère. Un veuvage douloureux était passé par là. Le deuxième. 2 maris enterrés, ma réputation avait vite été établie. Mon second mari qui était aussi mon cousin, était brusquement mort en plein milieu d’une conversation, il s’était écroulé et ne s’était jamais relevé. Ma réputation était faite « dama aay gaaf ». J’y ai cru…
J’avais entendu parler de Dakar. Cette ville où personne ne connait personne, personne ne parle à personne. Il paraissait même que les maisons étaient gardées par des chiens en plus des gardiens pour éviter les visiteurs. Que votre propre mère devait vous avertir de sa visite afin que vous laissiez son nom à la porte sinon le gardien ne lui ouvrait pas. Une ville qui ne connaissait ni père ni mère…. Personne ne viendrait alors dévoiler mon secret et je pourrai m’y faire oublier. Oubliée, de tous ceux qui m’avaient condamnée. A la fin de mon veuvage, je suis partie, sans un regard en arrière… Tant que ma mère serait en vie, je n’avais pas de souci à me faire pour les enfants.
J’arrivais à Dakar en fin de matinée. J’étais partie très tôt du village, avant le premier chant du coq… Les nombreux changements de mode de transport avaient entamé ma détermination. Je savais que je ne pouvais pas retourner au village, mais Dakar me semblait finalement si éloigné de chez moi, de tout ce que j’avais connu… J’aperçus la mer pour la première fois de ma vie. Yálla du nitt ! J’ouvrais des yeux émerveillés devant cette étendue d’eau infinie. Et ce sable blanc… Etais-je la seule dans le car à être surexcitée à la vue de la mer. Je regardais autour de moi, les gens continuaient autour à discuter comme si de rien n’était. Sentaient-ils la même chose que moi. Cette odeur iodée. Ressentaient-ils l’embrun marin sur leur visage. Je sortais ma tête un peu pour respirer à plein nez et laisser le vent me caresser le visage. Je souriais pour la première fois depuis longtemps… Mon plaisir fût de courte durée.
Je reçus une tape de mon voisin : « Dugëlël sa bopp bi way, li ngay def dara wóoru si. Allah bonni kaw-kaw, tchiiiippppp ». (fais rentrer ta tête dans la voiture, ce que tu fais est particulièrement dangereux.) (Eclats de rire dans le car)
Une voisine : « Ki kay ku ko giss xam ni mësul ñëw Dakar » (Rien qu’à la voir on se doute qu’elle n’est pas de Dakar)
Un voisin : « Saloum-Saloum bu jokk leegi ñëw Dakar » (Les saloum-saloum ont envahi Dakar)
(Eclats de rire)
Une autre voisine : « Xamal li ngay wax si Saloum-Saloum yi daal fóofu la yem. » (Fais attention à ce que tu dis sur les saloum-saloum) Se tournant vers moi « Bu leen faalé ! Da ño soof rek. » (Ne fais pas attention à eux) S’adressant à nouveau à eux « Yeen ñëppë jël auto ñëw Dakar… Tchiiippppp » (Vous venez tous d’ailleurs). Le silence revint dans le car… Pendant que j’essayais de disparaitre, mortifiée.
J’apercevais à ma gauche une monstrueuse construction qui laissait échapper énormément de fumée. Je me demandais si les gens à Dakar étaient normaux. Comment pouvait-on installer de telles choses à proximité de la mer. Je saurai plus tard que les gens de Dakar étaient très particuliers. La normalité n’avait pas la même définition à Dakar que dans le reste du pays…
Les passagers commençaient à descendre. Diamagueune… Thiaroye… Camberene… Je commençais à paniquer… Je savais juste que je devais descendre à « Pompiers », je n’osais pas poser la question pour savoir si on était arrivé ou pas, de peur de me faire encore traiter de « kaw-kaw ». Ma voisine de tout à l’heure vint heureusement à ma rescousse : « sama doom mba xam nga fi ngay dem ? Fan ngay wacc ??? » (Ma fille as tu une une idée de l’endroit où tu dois aller?)
Si j’avais pu pleurer sans craindre le ridicule, j’aurais fondu en larmes de reconnaissance. « Pompiers » m’entendis-je répondre. Elle allait au même endroit. « Yaay Thiaba, yal na Yálla yokk sa leer, ta xare la ajjana ». J’avais gagné une nouvelle mère ce jour.
Elle me proposa de laisser mes affaires chez elle, le temps de trouver du travail. Elle vivait modestement dans une baraque à Colobane. Jamais maisonnée ne m’a paru aussi gaie que la sienne. Cette maison avait une véritable âme. Je posais mes affaires avant de repartir. Elle me fit promettre de revenir quelque soit l’issue de ma recherche.
En cette époque, malgré chien et gardien, il était encore possible de toquer aux portes et de se voir proposer une embauche directe. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Les temps ont changé. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour trouver ce travail. J’ai passé plus de temps à m’émerveiller devant les villas et les immeubles du centre-ville. Toujours est-il que j’ai été interpellée par une jeune femme devant une maison de ces rues ombragées du centre-ville.
- « Vous cherchez du travail ?
- Oui
- Ça tombe bien, je cherche quelqu’un aussi. Accepteriez-vous de dormir ici et de rentrer tous les quinze jours.
- Oui
- Je vous paierai 20 000 par mois. Vous pouvez commencer aujourd’hui ?
- Oui
- Entrez
- Je peux aller chercher mes affaires chez ma tante
- Vous allez revenir ?
- Oui, je reviens de suite. »
J’aurais dû me douter qu’elle était plus aux abois que moi. Je n’en savais rien en ce temps.
Je revenais deux heures plus tard et entamais le travail avec plus d’enthousiasme que de connaissance réelle. Je m’en aperçus au premier hurlement de ma nouvelle patronne… Et pourtant j’essuyais les meubles consciencieusement… Avec la serpillière… Premier choc culturel (rires)…
Elle m’a beaucoup appris sur les codes des gens des villes… Pendant qu’elle-même apprenait à trouver ses marques au sein de son couple. Tiraillée entre la modernité et l’envie de vouloir tout gérer chez elle elle-même, comme sa mère et la mère de sa mère avant elle. Comme on le ferait de là où je viens. Je me rendais bien compte de la différence entre là-bas et ici. Si moi je pouvais comprendre qu’il était impossible qu’elle fasse les choses comme cela se faisait avant ou comme cela se fait encore au village, pourquoi ne le comprenait-elle pas elle ? Elle s’obligeait tous les soirs à servir un dîner qu’elle n’avait pas préparé la majeure partie du temps, après une journée passée au bureau.
J’y suis restée trois ans. J’envoyais régulièrement à ma mère de l’argent pour les enfants. Réveillée aux aurores, je ne regagnais mon lit que tard le soir. Je suis tombée malade lors de la troisième année, un sale palu m’a clouée au lit deux semaines. Quand je me suis rétablie, ma patronne avait déjà trouvé une remplaçante et ne pouvait pas me garder.
Je cherchais à nouveau du travail.
Deuxième patronne, nouvelles règles. C’est ça aussi le travail domestique. A chaque nouvel emploi, de nouvelles règles. Celle-ci n’acceptait aucune initiative personnelle de ma part. Je devais faire le linge des enfants tous les samedis bon an mal an. Et pourtant, j’avais plus de temps libre dans la semaine, j’avais essayé de le lui expliquer, en vain. Elle avait la science infuse, et une idée très claire de ce qu’elle attendait de moi. Les week-end, avec son mari et ses enfants, j’étais submergée par le travail en plus du linge à faire. Elle ne levait pas le petit doigt et passait ses journées à hurler mon nom. Quand elle ne me rappelait qu’elle savait faire mon travail mieux que moi. Je me demande encore pourquoi elle cherchait une domestique, si elle savait tout faire aussi bien. C’est moi qui suis partie au bout d’un an, je n’en pouvais plus.
Que dire de celle qui me faisait dormir dans la cuisine. Et celle dont les enfants passaient leur temps à me traiter comme une moins que rien. Je devais céder à tous leurs caprices sous peine de m’attirer les courroux de la maman. Une autre trouvait que son mari était trop gentil avec moi, elle m’a virée à la première occasion pendant une mission à l’extérieur du pays de son mari. Je m’étais endurcie à force. Les enfants étaient mon talon d’Achille, je ne pouvais m’empêcher de m’attacher à eux. J’en ai vu naitre ou élever en tout une quinzaine, pendant que les miens étaient auprès de ma mère.
Je m’étais aperçue depuis le temps que la majeure partie des employeurs développaient des rapports bizarres avec moi. J’avais toujours mis ça sur le compte de la défiance naissant du fait de faire entrer une parfaite inconnue dans son intérieur. En réalité c’est beaucoup plus profond. Toutes les employées de maison à quelques exceptions près faisaient le même constat. Nos employeurs étaient nos sujets de conversation favoris quand nous nous retrouvions à la boutique ou chez la marchande de légumes du coin. C’était les seuls espaces de liberté que nous avions et formions une sorte de communauté de l’ombre. Trop insignifiantes pour qu’on nous prête attention mais aussi indispensables à la bonne marche des maisons, délaissées de plus en plus par leurs habitants à notre profit. Ils couraient à longueur de journée derrière un je-ne-sais-quoi qui ne semblait pas les rendre plus heureux. Nous subissions leurs humeurs, quand la journée ne se passait pas aussi bien qu’ils l’auraient souhaité. Certaines d’entre nous n’hésitaient à profiter de manière éhontée des largesses de leur employeur. J’en ai connu une qui à chaque fois qu’elle avait une cérémonie « empruntait » une des tenues de sa patronne et le rendait le lundi matin ni vu ni connu. Elles n’étaient pas nombreuses mais contribuaient à dégrader notre image…
La grande majorité d’entre nous étions plutôt désabusées. Des horaires intenables, un salaire de misère et le tout présenté comme si on nous faisait une fleur. Une de mes employeurs me traitait dans mon dos de mal nécessaire et se plaisait à me rappeler que j’étais nourrie, logée et blanchie, le tout mieux que je ne l’aurai jamais espérée.
Pendant 20 ans, je ne suis retournée qu’une fois au village au décès de ma mère, j’en avais profité pour ramener les enfants. J’étais toujours considérée comme une paria, même si mes envois réguliers avaient tendance à atténuer cet état de fait. Ma vie était ici désormais. Je n’avais que ce seul travail et pas trop le choix, je ne pouvais que l’accepter. J’ai d’abord installé les enfants chez Yaay Thiaba, avant de trouver une petite chambre. Je ne pouvais plus accepter les embauches où je passais la nuit, je rentrais tous les soirs à leurs côtés. J’avais appris à me faire petite et accepter les règles du jeu à chaque changement d’employeur. J’ai eu de la chance, beaucoup plus que la plupart des filles qui venaient du village, je n’ai pas eu « un enfant de Dakar ». On s’est serré la ceinture tous les trois. Mon fils a pu passer son permis et ma fille fait des cours de cuisine.
Ma dernière patronne, activiste et versée dans la cause des femmes avait fait de moi « sa cause ». Je ne sais pas ce qui m’avait valu son attachement. Toujours est-il qu’elle m’avait inscrite à des cours du soir et m’avait aidé à acquérir une petite parcelle de terrain derrière Rufisque. Elle avait trouvé à mon fils un travail comme chauffeur dans une ONG et avait fait entrer ma fille dans un restaurant de Dakar comme aide. Elle apprenait vite. Je pouvais respirer un peu. J’avais construit une chambre avec toilettes sur le terrain. C’était le moment pour moi de me reposer… J’avais fait mon temps.
De toutes les façons nous étions et sommes toujours interchangeables à l’infini.

Auteure, podcasteuse, sénégalaise. Je suis passionnée d’écriture et je traite essentiellement de sujets autour de notre perception de l’autre, du jugement, des violences ordinaires… J’ai un premier recueil de nouvelles publié en 2018 que vous pourrez trouver ici… J’ai créé du Kokalam en 2017. Année après année, il continue de grandir.
Waouh ! Après une journée d’étude à l’Université cheikh Anta Diop, je tombe sur une lecture qui a fait naître en moi une envolée émotionnelle. De la peine à la colère en passant par un fou rire pour un retour dans une colère noire dû au mauvais traitement de notre aventurière. Mais chapeau à l’auteur de cette nouvelle avec une chute extraordinaire.
Merci pour cette évasion.
Bouka B. Diaw
Merciiiii
Merci belle plume
Juste merci 🙏
Continue à nous émerveiller et à nous éveiller !